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  • : Aborder les domaines de la physique enseignés en Math Sup. Donner sa place à des promenades littéraires. Rêver et sourire aussi (parfois même avant tout), parce que c'est tout bonnement bon et nécessaire :-)
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Bertran de Born

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3 février 2008 7 03 /02 /février /2008 02:24



« L’Histoire est la plus grave des déesses. Impassible et incorruptible, elle domine la profondeur des temps et, d’une main de fer, sans sourire et sans pitié, elle modèle le Devenir. Elle semble indifférente, dans sa rigidité, et pourtant elle aussi, la sévère créatrice, a des plaisirs secrets. Sa tâche est de former les événements, de rouler le destin en tragédies, mais ses joies, au milieu de cet austère travail, ce sont les petites analogies, les coïncidences étonnantes et inattendues qui affectent les peuples et les temps, le hasard aux profondes significations. Elle ne laisse rien isolé dans son destin ; à tout événement elle sait trouver un événement pareil : et c’est ainsi que le trépas d’Hölderlin s’accompagne, grâce à elle, d’un trépas fraternel. Le 7 juin 1843, on porté hors de sa chambrette le corps, léger comme celui d’un enfant, du génie obscurci par la démence et on l’a enseveli. Scardanelli est mort et Hölderlin n’est pas encore ressuscité dans la gloire.

Son être véritable est oublié et l’histoire de la littérature nomme en passant son nom parmi les satellites de [234] Schiller ; les papiers qu’il a laissés, des volumes et des piles entières, sont en partie rejetés avec dédain et en partie envoyés à la bibliothèque de Stuttgart, où on colle sur les volumes un numéro avec l’abréviation « Mcpt » (manuscrits) et un chiffre à côté. Et là ils moisissent dans l’ombre, car les gens du métier, les professeurs de littérature, ces indolents administrateurs de l’héritage du génie, les feuillettent à peine une seule fois en cinquante ans. D’après un accord tacite, ils sont tenus pour illisibles, comme l’expression du délire, comme l’œuvre d’un monomane, comme un curiosité, qui n’inspire à personne l’idée de s’empoussiérer les doigts au contact de ces pandectes délaissées.
Or, quelques mois plus tôt, dans les derniers jours de 1842, à Paris, sur le boulevard des Italiens, un monsieur corpulent tombe frappé d’apoplexie ; on porte le mort sous une porte cochère et on reconnaît en lui l’ex-auditeur au Conseil d’État et ex-consul Henri Beyle. Un ou deux articles nécrologiques, les jours suivants, rappellent que ce M. Beyle a écrit avec esprit, sous le nom de Stendhal, quelques récits de voyages et romans.

Mais personne ne fait attention à sa mort. De même que pour Hölderlin, des douzaines de liasses de manuscrits sont transportés à la bibliothèque de Grenoble (afin de n’embarrasser personne !) et là ils dorment sous la poussière sans qu’on se soucie d’eux — comme ceux de Stuttgart —, pendant un demi-siècle : eux aussi, sont considérés comme des griffonnages sans valeur d’un graphomane, et pendant cinquante ans personne n prend la peine de les déchiffrer. C’est ainsi qu’avec la même indifférence deux générations restent insensibles au message du plus grand prosateur français et du plus grand poète lyrique de l’Allemagne. L’Histoire, cette singulière ironiste, aime de tels jumeaux. »
Stefan Zweig,
Le Combat avec le démon, Kleist - Hölderlin - Nietzsche,
Paris, LGF, 2007 (biblio essais n°4326)


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