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  • : PCSI : un autre regard
  • : Aborder les domaines de la physique enseignés en Math Sup. Donner sa place à des promenades littéraires. Rêver et sourire aussi (parfois même avant tout), parce que c'est tout bonnement bon et nécessaire :-)
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Bertran de Born

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2 septembre 2006 6 02 /09 /septembre /2006 14:36
Marcel Proust (1871-1922) évoque plusieurs planète dans La Recherche : Saturne, Mars, Vénus... Mais il n'a pas connu Pluton, découverte en 1930. Pourtant sa description de la vie de Bergotte, depuis quelques jours, prend une couleur toute nouvelle :
« (...) Bergotte ne sortait plus de chez lui (...) il disait gaiement : "Que voulez-vous, mon cher, Anaxagore l'a dit, la vie est un voyage." Il allait ainsi se refroidissant progressivement, petite planète qui offrait une image anticipée de la grande quand, peu à peu, la chaleur se retirera de la terre, puis la vie. »
Marcel Proust, La prisonnière,
La Bibliothèque électronique du Québec, p. 233

Car Pluton a fait long feu. Le dernier objet découvert à avoir gagné le nom de planète est le premier à l'avoir perdu. Fin du voyage de la « petite planète » devenue « naine » :

« Pluton n'est plus une planète. Les experts réunis à Prague pour la 26e assemblée générale de l'Union astronomique internationale (UAI) ont adopté jeudi 24 août de nouveaux critères de définition qui écartent cet astre distant. Après une semaine de débat houleux sur l'essence du cosmos, l'UAI a déclassé Pluton, neuvième planète du système solaire depuis sa découverte en 1930 par l'astronome américain Clyde Tombaugh. C'est la première fois que les scientifiques s'accordent sur une définition universelle de ce qu'est ou n'est pas une planète. (1) 
La définition approuvée par la prestigieuse UAI ne retient plus pour l'heure que les huit planètes "classiques" du système solaire : Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune.

 


Pluton rejoint donc la catégorie des "planètes naines" [dwarf planet], au même titre que Cérès et UB313, alias Xena, découverte en 2003 par un autre Américain, Michael Brown, du California Institute of Technology.(2)  Cette définition établit une troisième classe d'astres, celle des "petits corps du système solaire", qui regroupera comètes, astéroïdes et autres satellites naturels.

Revirement par rapport au projet initial

Pluton ne répond plus aux critères désormais exigés pour accéder au rang de planète :
"un corps céleste qui est en orbite autour du soleil, a une masse suffisante pour que sa gravité propre supporte les forces d'un corps rigide (...) ce qui lui confère une forme presque ronde, et dispose d'un espace dégagé autour de son orbite."
Le petit astre formé de glace -- contrairement aux autres planètes du système solaire, qui sont soit rocheuses, soit gazeuses -- a été automatiquement disqualifié en raison de son orbite oblongue qui vient chevaucher celle de Neptune. Une orbite si longue qu'il lui faut 247 années pour effectuer une révolution autour du soleil. On ignore pour l'heure quel effet aura la rétrogradation de Pluton sur la mission de la sonde New Horizons de la NASA, qui a entamé cette année une odyssée de neuf ans et demi à destination de cet astre lointain. La décision prise par l'assemblée générale de l'UAI, qui réunit 2.500 astronomes de 75 pays, constitue un revirement par rapport au projet initial de la direction de l'Union, qui prévoyait de faire passer à 12 le nombre des planètes du système solaire : les huit "classiques", les trois "naines" et Charon, la plus grande des trois lunes de Pluton.(3)  Ce plan s'est révélé très impopulaire, provoquant divisions et débats acerbes entre astronomes. (4)  Au final, après des jours de discussions, 300 experts seulement ont participé au vote qui a déchu Pluton de son statut précédent. »
Le Nouvel Obs.com, 25.08.06

(Pluton observé par Hubble)


(1) « "Vagabond". Le problème, pour le béotien, c'est de comprendre ce qui se niche derrière cette valse hésitation du vocabulaire. A l'origine, rappelle André Brahic, astrophysicien au Commissariat à l'énergie atomique, planète signifie "vagabond" (en grec), et désigne ces "astres errants" repérés dès l'antiquité du fait de leur trajectoire sur le fond des étoiles fixes. Les premiers astronomes en comptent sept : Mercure, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne, le Soleil et la Lune. Les astronomes modernes ôteront ces deux derniers mais ajouteront la Terre, Uranus (William Herschel en 1781) puis Neptune (Urbain Le Verrier et Johann Galle). Aussi, lorsqu'en 1930 l'américain Clyde Tombaugh découvre Pluton, le statut de planète lui est octroyé, surtout qu'on la croit beaucoup plus grosse qu'elle n'est. » (Libération.fr, Ve 25.08.06)

(2) Voir l'article « 2003 UB 313 (Xena) » sur le site Imago Mundi.

(3) « Les deux nouveaux satellites de Pluton, découverts en 2005 par le télescope spatial Hubble, viennent d'être baptisés Nix et Hydra par l'Union astronomique internationale. La déesse de la nuit (Nix) et le serpent à neuf têtes, gardien du monde souterrain (Hydra), accompagnent désormais le maître des enfers (Pluton) et le passeur qui conduit les défunts dans le monde des morts (Charon).


Deux à trois fois plus éloignés de Pluton que ne l'est Charon, Nix et Hydra répondaient jusqu'ici aux doux noms de S/2005 P2 et S/2005 P1. La sonde américaine New Horizons, lancée en janvier 2006, doit les cartographier pendant l'été 2015. » (Ciel&Espace.fr, actualité du 23.06.06)

(4) « Seule "planète" découverte par un astronome américain, Clyde Tombaugh, Pluton a toujours posé question à la communauté scientifique : alors que les autres corps du système solaire sont rocheux ou gazeux et orbitent de manière circulaire autour du soleil, cet astre est largement formé de glace et suit une orbite très longue et excentrée, mettant 247 années pour faire le tour du Soleil. De plus, Pluton est bien plus petite qu'on le pensait au moment de sa découverte, plus petite même que notre Lune. Pour Owen Gingerich, le président de la commission de l'UAI chargée de définir le statut de planète, les débats ont été particulièrement compliqués par le fait que Pluton "dispose d'un énorme fan club parmi les astronomes". » (Le Monde.fr, Je 24.08.06)
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1 septembre 2006 5 01 /09 /septembre /2006 18:04
Pré-rentrée de professeurs aujourd'hui. Cela ne vous regarde pas bien entendu, pas directement en tout cas. Sinon que les vacances sont bien finies depuis quelques jours dans nos têtes et il tarderait presque (oui presque ;-)) d'être rendu à lundi pour découvrir de nouveaux visages et commencer la nouvelle aventure qui s'annonce.

Pour fêter cela et poursuivre l'ouverture en fanfare de ce blog (...;-)), voici un véritable petit bijou, à savoir un entretient de 50 minutes d'un des "maîtres" de tous les physiciens, Richard P. Feynman, The pleasure of finding things out :


Partie 1/5 (10 mn)


Partie 2/5 (10 mn)


Partie 3/5 (10 mn)


Partie 4/5 (10 mn)


Partie 4/5 (10 mn)

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31 août 2006 4 31 /08 /août /2006 04:43
Max Born [Prix Nobel 1955] n'avait pas dû lire Paul valéry, mais il n'en avait pas besoin pour écrire son histoire des découvertes en physique depuis l'antiquité jusqu'à Einstein :
« This fact [le fait que la force gravitationnelle qui s’exerce sur un corps céleste est proportionnelle à la masse de ce corps en mouvement tout comme le poids d’un corps sur la Terre est proportionnel à la même masse de ce corps] suggested to Newton the idea that both forces may have one and the same origin. Nowadays this circumstance, handed down to us through the centuries, has become such a truism that we can scarcely conceive the boldness and breadth of Newton’s innovation. What a prodigious imagination it required to conceive the motion of the planets about the sun or of the moon about the earth as a process of “falling” that takes place according to the same laws and under the action of the same force as the falling of a stone released by my hand. The fact that the planets or the moon do not actually plunge into their central attracting bodies is due to the law of inertia that here results in a centrifugal force. We shall have to deal with this again later. »
Max Born, Einstein’s Theory of Relativity,
New York, Courier Dover Publications, 1962 (éd. rév. Avec la collaboration de Günther Leibfried et de Walter Biem, 376 p., p. 334)


We shall have to deal with this again later: Nous reviendrons, effectivement (et bien entendu ;-)), sur le principe d’inertie (law of inertia) au premier trimestre et sur la « force commune » (the same force) comme sur les « forces centrifuges » (a centrifugal force) au second trimestre.
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30 août 2006 3 30 /08 /août /2006 00:35

           
                                                                             
                                                                                                        
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29 août 2006 2 29 /08 /août /2006 23:54

La même année où Albert Jacquard évoquait la nécessité de l'activité imaginative dans la démarche scientifique, Etienne Klein faisait de même dans le 13e chapitre de son premier livre — chapitre intitulé Du rôle de l'imagination ou le paradoxe vu d'ailleurs et qui va permettre, en ces jours qui précèdent la rentrée, de clarifier le sujet qui va nous accompagner tout au long des deux ans à venir :

« (…) contrairement à un cliché tenace qui veut que la création scientifique, surtout en mathématique et en physique théorique, soit l’aboutissement d’une démarche purement logique, il apparaît en réalité que ce réengendrement a rarement lieu à l’intérieur même de l’esprit strictement scientifique. Les automatismes de la science ne contrôlent pas complètement son déroulement. La théorie féconde n’est pas un résultat qui surgirait de la linéarité de la déduction. Par exemple, on ne peut pas décemment se convaincre que la théorie newtonienne de la gravitation a émergé directement du simple spectacle de la chute libre d’un fruit mûr. L’unification qu’elle fait des lois de la chute des corps (Galilée) et de celles du mouvement des planètes (Kepler) n’est pas une retombée directe de la pomme tombant au coin d’un verger. Il faut plus que ce spectacle somme toute banal pour faire jaillir l’idée que la Lune et les fruits sont soumis aux mêmes lois, qu’ils sont également attirés par la Terre, et expliquer que si la Lune a une trajectoire qui ne touche jamais la Terre, c’est parce qu’elle possède une vitesse transverse nettement supérieure à celle des pommes, ce qui est loin d’être évident a l’œil nu.
Newton n’est certes pas le premier homme à avoir vu la Lune graviter et une pomme tomber. Mais il est le premier à avoir corrélé leurs comportements en montrant qu’ils sont semblables, ce qui le rend digne de tous les éloges. “Il fallait être Newton pour apercevoir que la Lune tombe sur la Terre, quand chacun voit qu’elle ne tombe pas”, écrivait Valéry dans ses cahiers.(1) »
Étienne Klein, Conversations avec le Sphinx, Les paradoxes en physique,
Paris, Albin Michel, 1991, 242 p., p. 123-124.


Après avoir choisi ce passage, en revenant aux premières pages, j'ai la surprise de découvrir la dédicace suivante :

 

Ce livre est dédié
à Don Quichotte,
à Raymond Devos,
à Richard Feynman,
à tous ceux qui dans l'étrange
osent affronter le réel
et vice versa.


Décidément, ce un blog placé sous le regard vif, amusé et séducteur de Feynman ce blog qui se veut pont entre science et littérature en cette 401e année où Cervantès sera roi ne pouvait trouver plus belle ouverture :-)




(1) Paul Valéry, Mélange, dans Œuvre t.1, La Pléiade,
p.384.

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27 août 2006 7 27 /08 /août /2006 20:17

Un blog.

Commencer un blog pour mes élèves. Une idée qui me trottait par la tête depuis un an sans qu'elle fût bien précise. Aujourd'hui, le désir est toujours là et l'occasion du nouveau thème Français-Philo (« les Puissances de l'imagination ») est trop belle pour ne pas être saisie.

« Encore un autre blog ! » diront certains. Ils auront raison. Mais après tout, personne n'est obligé de lire, n'est-ce pas ?

Pour les autres, il voudrait assurer une autre forme de dialogue entre un professeur et ses élèves,  prolonger les pistes trop rarement explorées ou superficiellement abordées en classe, faute de temps et non de volonté.

Parcourir de nouvelles contrées, en apparence moins efficaces et plus poétiques (mais l'on sait combien les apparences sont trompeuses) se poser, se re-poser, mettre un peu d'esprit dans les équations et mieux comprendre les esprits qui les ont conçues.


Le billet du commencement.

Commencer oui... mais comment ? Le premier billet, il faut une idée, une idée qui rassemble les idées qui lui ont donné naissance.

Certainement un autre m'aura précédé et aura tout écrit de ce que je voudrais dire en introduction, de meilleure manière.

Je le trouve, cet autre, et je souris car je ne découvre ce texte qu'après avoir laborieusement confectionné la bannière-mosaïque de ce blog ;-) 

« L’outil de notre connaissance est avant tout notre cerveau. Les sens sont nécessaires pour nous apporter des informations sur la réalité qui nous entoure, mais ces informations sont chaotiques, semblables à un amas désordonné de petits carreaux de toutes formes et de toutes couleurs. Notre cerveau les arrange en une mosaïque organisée, où il s’efforce de donner place et signification à tous les éléments reçus en vrac. Pour y parvenir, il invente des outils abstraits capables de transformer un amoncellement en structure : les concepts. Tous les mots que nous utilisons pour décrire le monde : force, vitesse, durée, champ, particule… sont des inventions humaines qui permettent de construire en nous un modèle plus ou moins fidèle de l’univers qui nous entoure, de faire naître, en un processus sans fin de co-naissance, une image proprement humaine du monde. Au départ, nous nous sommes contentés des informations que l’univers nous envoie spontanément ; peu à peu, nous avons pris l’initiative, nous l’avons questionné, nous l’avons même parfois mis à la question pour le forcer à nous avouer quelques secrets bien cachés au cœur de galaxies lointaines ou d’inaccessibles noyaux atomiques.
La mosaïque
n’est jamais terminée. De nouveaux éléments nous parviennent, il faut les y intégrer. Parfois, ils trouvent tout naturellement leur place dans l’ébauche déjà réalisée. Parfois, au contraire, ils nous contraignent à reprendre tout l’ouvrage. 
(...) Pour le scientifique, ce sont là les instants les plus passionnants ; il comprend qu’il ne comprend plus ; il lui faut faire preuve d’imagination. Il est un chasseur heureux, celui qui est sur une nouvelle piste mais n’a pas encore attrapé la proie. »
Albert Jacquard, Voici le temps du monde fini,
Paris, Seuil, 1991, p. 15-16.

 
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21 janvier 2006 6 21 /01 /janvier /2006 10:56
« Swann, lui, ne cherchait pas à trouver jolies les femmes avec qui il passait son temps, mais à passer son temps avec les femmes qu’il avait d’abord trouvées jolies. Et c’était souvent des femmes de beauté assez vulgaire, car les qualités physiques qu’il recherchait sans s’en rendre compte étaient en complète opposition avec celles qui lui rendaient admirables les femmes sculptées ou peintes par les maîtres qu’il préférait. La profondeur, la mélancolie de l’expression, glaçaient ses sens que suffisait au contraire à éveiller une chair saine, plantureuse et rose. »
Marcel Proust, Un amour de Swann, 175-182, p. 54.
 
Sur le principe
« Une seconde visite qu’il lui fit eut plus d’importance peut-être. En se rendant chez elle ce jour-là comme chaque fois qu’il devait la voir d’avance, il se la représentait; et la nécessité où il était pour trouver jolie sa figure de limiter aux seules pommettes roses et fraîches, les joues qu’elle [89] avait si souvent jaunes, languissantes, parfois piquées de petits points rouges, l’affligeait comme une preuve que l’idéal est inaccessible et le bonheur médiocre. Il lui <1450> apportait une gravure qu’elle désirait voir. Elle était un peu souffrante; elle le reçut en peignoir de crêpe de Chine mauve, ramenant sur sa poitrine, comme un manteau, une étoffe richement brodée. Debout à côté de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux qu’elle avait dénoués, fléchissant une jambe dans une attitude légèrement dansante pour pouvoir se pencher sans fatigue vers la gravure qu’elle regardait, en inclinant la tête, de ses grands yeux, si fatigués et maussades quand elle ne s’animait pas, elle frappa Swann par sa ressemblance avec cette figure de <1460> Zéphora, la fille de Jéthro, qu’on voit dans une fresque de la chapelle Sixtine.
Swann avait toujours eu ce goût particulier d’aimer à retrouver dans la peinture des maîtres non pas seulement les caractères généraux de la réalité qui nous entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de généralité, les traits individuels des visages que nous connaissons
: ainsi, dans la matière d’un buste du doge Loredan par Antoine Rizzo, la saillie des pommettes, l’obliquité des sourcils, enfin la ressemblance criante de son cocher Rémi;

[Voici un buste de Leonardo Lorédan, doge de venise de 1501 à 1521,
mais certainement pas de la main de Rizzo
puisque Antonio Rizzo (1430-c.1599), qui avait fui Venise en 1498, est mort en 1500...
Alors, invention ou confusion de la part de Proust ?]
sous les couleurs d’un Ghirlandajo, <1470> le nez de M. de Palancy;

[Portrait d'un vieillard avec un enfant,
Ghirlandaio (1449-1494), Louvre]

dans un portrait de Tintoret, [90] l’envahissement du gras de la joue par l’implantation des premiers poils des favoris, la cassure du nez, la pénétration du regard, la congestion des paupières du docteur du Boulbon.

[Autoportrait, Tintoret (1518-1594),
Philadelphie,
Philadelphia Museum of Art.]
Peut-être ayant toujours gardé un remords d’avoir borné sa vie aux relations mondaines, à la conversation, croyait-il trouver une sorte d’indulgent pardon à lui accordé par les grands artistes, dans ce fait qu’ils avaient eux aussi considéré avec plaisir, fait entrer dans leur œuvre, de tels visages qui donnent à celle-ci un singulier <1480> certificat de réalité et de vie, une saveur moderne; peut-être aussi s’était-il tellement laissé gagner par la frivolité des gens du monde qu’il éprouvait le besoin de trouver dans une œuvre ancienne ces allusions anticipées et rajeunissantes à des noms propres d’aujourd’hui. Peut-être au contraire avait-il gardé suffisamment une nature d’artiste pour que ces caractéristiques individuelles lui causassent du plaisir en prenant une signification plus générale, dès qu’il les apercevait déracinées, délivrées, dans la ressemblance d’un portrait plus ancien avec un original qu’il ne <1490> représentait pas. Quoi qu’il en soit et peut-être parce que la plénitude d’impressions qu’il avait depuis quelque temps et bien qu’elle lui fût venue plutôt avec l’amour de la musique, avait enrichi même son goût pour la peinture, le plaisir fut plus profond et devait exercer sur Swann une influence durable, qu’il trouva à ce moment-là dans la ressemblance d’Odette avec la Zéphora de ce Sandro di Mariano auquel on ne donne plus volontiers son surnom populaire de Botticelli depuis que celui-ci évoque au lieu de l’œuvre véritable du peintre l’idée banale et fausse qui <1500> s’en est vulgarisée.

[Botticelli (1445-1510), Les Epreuves de Moïse, Chapelle Sixtine]
Il n’estima plus le visage d’Odette selon la plus ou moins bonne qualité de ses joues et [91] d’après la douceur purement carnée qu’il supposait devoir leur trouver en les touchant avec ses lèvres si jamais il osait l’embrasser, mais comme un écheveau de lignes subtiles et belles que ses regards dévidèrent, poursuivant la courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de la nuque à l’effusion des cheveux et à la flexion des paupières, comme en un portrait d’elle en lequel son type devenait intelligible et clair. <1510> Il la regardait; un fragment de la fresque apparaissait dans son visage et dans son corps, que dès lors il chercha toujours à y retrouver soit qu’il fût auprès d’Odette, soit qu’il pensât seulement à elle, et bien qu’il ne tînt sans doute au chef-d’œuvre florentin que parce qu’il le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui conférait à elle aussi une beauté, la rendait plus précieuse. Swann (...) oubliait qu’Odette n’était pas plus pour cela une femme selon son désir, puisque précisément son désir avait toujours été orienté dans un sens opposé à ses goûts esthétiques. Le mot d’«œuvre florentine» rendit un grand service à Swann. Il lui permit, comme un titre, de faire pénétrer l’image d’Odette dans un monde de rêves, où elle n’avait pas eu accès jusqu’ici et <1530> où elle s’imprégna de noblesse. (...) Et quand il était tenté de regretter que depuis des mois il ne fît plus que voir Odette, il se disait qu’il était raisonnable [92] de donner beaucoup de son temps à un chef-d’œuvre inestimable, coulé pour une fois dans une matière différente et particulièrement savoureuse, en un exemplaire rarissime qu’il contemplait tantôt avec l’humilité, la spiritualité et le désintéressement d’un artiste, tantôt avec l’orgueil, l’égoïsme et la sensualité d’un collectionneur. Il plaça sur sa table de travail, comme une photographie <1550> d’Odette, une reproduction de la fille de Jéthro. Il admirait les grands yeux, le délicat visage qui laissait deviner la peau imparfaite, les boucles merveilleuses des cheveux le long des joues fatiguées, et adaptant ce qu’il trouvait beau jusque-là d’une façon esthétique à l’idée d’une femme vivante, il le transformait en mérites physiques qu’il se félicitait de trouver réunis dans un être qu’il pourrait posséder. Cette vague sympathie qui nous porte vers un chef-d’œuvre que nous regardons, maintenant qu’il connaissait l’original charnel de la fille de Jéthro, elle devenait un <1560> désir qui suppléa désormais à celui que le corps d’Odette ne lui avait pas d’abord inspiré. Quand il avait regardé longtemps ce Botticelli, il pensait à son Botticelli à lui qu’il trouvait plus beau encore et approchant de lui la photographie de Zéphora [remarquer la fusion des expressions précédentes qui réunit Odette et Zéphora en une seule et même personne], il croyait serrer Odette contre son cœur. »
Marcel Proust, Un amour de Swann, 1442-1565, p. 88-92.
 

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