« Il faut savoir que chez Descartes, le « cogito » ne se réduit absolument pas à la pensée rationnelle. Il désigne la certitude de l'existence de sa pensée.
Certes, la raison est la faculté reine de la pensée, mais elle n'est pas la seule faculté. Le cogito s'applique également aux autres pour les unifier.
Le cogito fonctionne notamment en deçà du partage entre la raison et la déraison. J'ai la certitude de mon existence, même si je me trompe en permanence, même si je suis fou, même si je rêve.
Il est vrai également que le cogito (ou le premier principe) est établi dans les Méditations métaphysiques en faisant abstraction de l'imagination, mais cela ne signifie pas qu'il ne s'y exerce pas.
Klein a d'ailleurs dû se souvenir plus ou moins confusément de la difficulté, puisqu'il se sent tenu de préciser qu'il s'agit du « strict » cogito... Qu'entend-il par « strict » ? Peut-être l'a-t-il précisé dans les pages précédant cet extrait ; en tout cas, l'adjectif ne suffit pas, et laisse apparaître une confusion entre le cogito et la méthode cartésienne (qui est, cette fois-ci, on ne peut plus rationnelle).
Klein construit une opposition caricaturale entre l'imagination légère et créative (en un mot, libre, quoi !) et ce fameux « strict » cogito, (supposément) rationaliste, aux « lourdes stabilités », qui nous enfermerait dans l'enceinte du mur des connaissances.
Ces propos me font réagir, car ses idées seraient justes si elles étaient travaillées avec plus de finesse et de précision — Descartes étant justement l'un de ceux qui lui auraient permis de renforcer son discours.
Le texte des Olympica rapporte d'ailleurs comment Descartes, en plein rêve, s'était livré à son interprétation, manifestant ainsi une alliance de l'imagination et de la raison (à la condition expresse que celle-ci puisse reprendre la main). C'est le cogito qui, loin de créer des scissions entre imagination et raison, assure la continuité et l'unité de ces facultés. Il est la condition de possibilité indispensable pour que l'interprétation rationnelle puisse oeuvrer.
[Voici] un exemple de cette fécondité de l'imagination aux yeux de Descartes :
« Car il ne croyait pas qu'on dût s'étonner si fort de voir que les poètes, mêmes ceux qui ne font que niaiser, fussent pleins de sentences plus graves, plus sensées, et mieux exprimées que celles qui se trouvent dans les écrits des Philosophes. Il attribuait cette merveille à la divinité de l'enthousiasme, et à la force de l'imagination, qui fait sortir les semences de la sagesse (qui se trouvent dans l'esprit de tous les hommes, comme les étincelles de feu dans les cailloux) avec beaucoup plus de facilité, et beaucoup plus de brillant même, que ne peut faire la Raison dans les Philosophes. »
Descartes, Olympiques
in Œuvres philosophiques [=OP], éd. de F. Alquié (Garnier, 1988), tome I, p. 55
Portant plus directement sur la méthode, la Règle XII construit une combinatoire des savoirs où l'imagination — qu'il s'agisse i/ de représentation mentale de figures corporelles ou ii/ de capacité à créer de nouvelles combinaisons — a son rôle à jouer, à commencer en mathématiques et en sciences :
« L'entendement seul, il est vrai, a le pouvoir de percevoir la vérité ; il doit pourtant se faire aider par l'imagination, les sens et la mémoire, afin de ne rien négliger de ce qui fait partie de nos ressources. »
Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, XII
OP I, 135
Etienne Klein se démarque de Descartes dans la mesure où il considère que l'on peut lâcher totalement la bride à l'imagination pour voir ce que cela donne, dans l'emballement des pensées, tandis que Descartes veut conserver la maîtrise rationnelle de cette faculté [à la manière dont, en] équitation [...] [il savait] que la maîtrise n'est pas un blocage, et que l'on peut relâcher la pression sur les rênes sans pour autant tout lâcher [...] :
« Mais je vois bien ce que c'est : mon esprit se plaît de s'égarer, et ne se peut contenir dans les justes bornes de la vérité. Relâchons-lui donc encore une fois la bride, afin que, venant ci-après à la retirer doucement et à propos, nous le puissions plus facilement régler et conduire. »
Descartes, Méditations métaphysiques, II
(GF bilingue, p. 87-89)
L'imagination offre alors un cadre pour que l'entendement y déploie ses hypothèses, et y établir le partage. C'est en ce sens que Descartes parle de la « fable » de son Monde :
« Il me reste ici encore beaucoup d'autres choses à expliquer, et je serai même bien aise d'y ajouter quelques raisons pour rendre mes opinions plus vraisemblables. Mais afin que la longueur de ce discours vous soit moins ennuyeuse, j'en veux envelopper une partie dans l'invention d'une fable, au travers de laquelle j'espère que la vérité ne laissera pas de paraître suffisamment, et qu?elle ne sera pas moins agréable à voir que si je l'exposais toute nue.
[Chapitre VI] Description d'un nouveau Monde ; et des qualités de la matière dont il est composé.
Permettez donc pour un peu de temps à votre pensée de sortir de nouveau hors de ce Monde pour en venir voir un autre tout nouveau que je ferai naître en sa présence dans les espaces imaginaires (...) »
Descartes, Le Monde, V-VI
(OP I, 342-343). »